Graphique 1 : La baisse constante du secteur manufacturier en pourcentage du PIB et du marché du travail

La guerre commerciale de cette année va au-delà du secteur manufacturier, avec des tarifs douaniers sur l’agriculture, l’exploitation minière et les produits forestiers, mais au cœur de cette guerre se trouve le désir de la Maison-Blanche de voir les emplois manufacturiers revenir en territoire américain. Une guerre commerciale bilatérale pourrait ne pas entraîner ce résultat, car elle peut compromettre les emplois liés aux exportations manufacturières en raison des tarifs douaniers de rétorsion des autres pays et augmenter les coûts pour les fabricants qui utilisent des intrants importés. Mais à un niveau plus fondamental, nous devrions nous demander si le rapatriement de ces emplois en usine est en soi un objectif louable, étant donné que l’économie américaine a commencé l’année à un niveau proche du plein emploi.
Il ne fait aucun doute que, sur le plan de la production ou de l’emploi, le secteur manufacturier américain ne joue plus un rôle aussi important dans le PIB global du pays. Comme dans d’autres économies avancées, le secteur manufacturier a cédé la place à celui des services en ce qui concerne sa part de l’activité économique et, encore plus, sa part des emplois (graphique 1). Cette baisse du nombre d’emplois reflète les solides gains de productivité de la main-d’œuvre enregistrés au cours des décennies précédant 2010 et qui découlaient de l’automatisation. Dans une certaine mesure, cela tient aussi compte du fait que ce qui était autrefois considéré comme un emploi manufacturier se manifeste maintenant sous la forme d’emplois dans des sociétés de services qui ont été engagées pour assurer le nettoyage, la sécurité et d’autres fonctions dans les usines américaines.
Mais n’oubliez pas que les États-Unis ont commencé l’année 2025 essentiellement au plein emploi. Il n’est donc pas question d’augmenter le nombre total d’emplois ou d’absorber un surplus d’Américains qui cherchent du travail. Les éventuels gains réalisés dans le secteur manufacturier, et en particulier dans le type d’emplois manufacturiers qui ont maintenant été supplantés par les biens importés, nécessiteraient une réaffectation des travailleurs d’autres secteurs. Les données laissent croire qu’une telle réaffectation ne représenterait pas une amélioration nette du niveau de vie aux États-Unis.
À court terme, la capacité à éliminer les importations variera selon celle des installations existantes et la disponibilité de la main-d’œuvre. Pour ce qui est des installations, les données sur l’utilisation de la capacité, même si elles incluent parfois une capacité qui n’est pas vraiment fonctionnelle, donnent à penser qu’il y a une certaine marge de manœuvre dans les secteurs où les États-Unis ont appliqué des tarifs douaniers plus élevés que la moyenne, y compris les métaux de base (acier et aluminium) et les véhicules automobiles. Ces deux secteurs, ainsi que l’aérospatiale et le mobilier, fonctionnent à des taux d’utilisation de la capacité inférieurs à leurs normes à long terme (graphique 2).
Malgré tout, ramener leurs taux habituels d’utilisation de la capacité ne ferait pas grand-chose pour réduire les déficits commerciaux des États-Unis dans les secteurs des métaux ou du matériel de transport (graphique 3). Pour rétablir l’équilibre commercial entre ces secteurs et le reste du monde, il faudrait apporter d’importants ajouts à la capacité actuelle, ce qui demanderait d’ordinaire un travail s’échelonnant sur plusieurs années. C’est donc dire qu’à court terme, les importations conserveraient une part importante du marché américain, et les acheteurs américains de ces produits feraient face à des coûts plus élevés.
La main-d’œuvre poserait le défi le plus important, et il n’est pas certain que le transfert des travailleurs de leur emploi actuel vers un type d’emploi manufacturier qui serait recherché afin de remplacer les importations représenterait un gain. On a tendance à idéaliser le bon vieux temps des décennies passées, qui étaient marquées par les emplois dans le secteur manufacturier. Toutefois, il ne faut pas oublier que les abattoirs, ou encore les rangées d’ouvriers travaillant sur des machines à coudre qui fabriquent des t-shirts, font aussi partie du secteur manufacturier et, bien que ce soient de bonnes sources d’emploi pour certains, les jeunes travailleurs d’aujourd’hui sont plus susceptibles de penser que leur employeur idéal se trouve ailleurs.
De plus, la notion selon laquelle les emplois en usine offrent un salaire plus élevé est un anachronisme historique. Le salaire horaire moyen dans le secteur manufacturier a cessé de dépasser celui du secteur privé il y a dix ans, et cet écart s’est creusé depuis la pandémie (graphique 4), malgré le fait que des robots ont remplacé certains des postes moins bien rémunérés sur les chaînes de montage.
Bien que la productivité du secteur manufacturier ait été solide avant 2010, ce qui est habituellement favorable à l’inflation des salaires, les prix de vente finaux des biens manufacturés ont diminué, freinant la croissance des salaires dans le secteur. En effet, ce sont les fluctuations des prix par rapport à d’autres secteurs de l’économie qui expliquent la majeure partie du recul du secteur manufacturier par rapport au PIB nominal (graphique 5). Le volume de production manufacturière a augmenté à un rythme semblable à celui de l’activité dans le reste de l’économie.
La baisse de la proportion d’emplois manufacturiers au sein de la population active reflète donc une augmentation de la productivité. C’est ce qui se passe dans les secteurs, mais cela reflète aussi le fait que le secteur industriel américain est de plus en plus axé sur les sous-secteurs à productivité élevée (graphique 6). Les sous-secteurs à faible productivité qui ont perdu une plus grande part du PIB se trouvaient dans les types d’installations où le personnel ne générait pas assez de valeur par heure pour justifier des taux de salaire américains, et ont été transférés dans les économies de marchés émergents où les échelles salariales étaient moins élevées. Pourquoi imposer des tarifs douaniers sur les chaussures, les t-shirts, les jouets bas de gamme et autres articles du genre fabriqués à l’étranger si leur fabrication aux États-Unis faisait en sorte que les Américains occuperaient des postes à faible productivité et peu rémunérés?
Les données internationales laissent également entendre qu’il n’y a pas de lien étroit entre la part de l’activité manufacturière et le niveau de vie. Certes, le fait de passer d’une société rurale et agraire à une économie urbaine et manufacturière est souvent une étape importante dans le développement économique. Toutefois, de nos jours, une économie de services fondée sur le savoir peut souvent être avantageuse pour une économie à revenu élevé. En 2019, l’Allemagne était toujours une grande puissance manufacturière, tandis que les États-Unis avaient renoncé à une grande partie de leurs usines au cours de la décennie précédente. Pourtant, les Américains ont creusé leur écart avec les ménages allemands en ce qui a trait aux revenus réels (graphique 7), et ce, pour l’ensemble des paliers de rémunération.
Toutefois, un examen plus détaillé des pertes au sein du secteur manufacturier au cours des dernières années met en évidence quelques domaines à productivité élevée où il y a eu un important recul (graphique 8). Sans surprise, il s’agit de secteurs tels que les métaux et le transport, qui ont déjà fait l’objet de tarifs douaniers sectoriels. Apparemment, la Maison-Blanche envisage aussi d’imposer des tarifs douaniers sectoriels sur les produits électroniques, qui ont enregistré la plus forte baisse en pourcentage du PIB, mais où les emplois n’avèrent pas si productifs.
L’autre réalité, c’est que les personnes qui faisaient partie de la main-d’œuvre manufacturière américaine au sens large il y a de cela des décennies, ont soit pris leur retraite, soit changé de poste. Il serait donc difficile de trouver des personnes pour les remplacer. Contrairement à ce qui s’est passé au début du millénaire, ou même davantage au lendemain de la récession causée par la crise financière de 2008, nous n’avons pas un excès de travailleurs au chômage dans le secteur qui sont prêts à occuper des postes qui se libèreraient. Tant dans le secteur manufacturier que dans l’ensemble de l’économie, les Américains au chômage sont très peu nombreux par rapport au nombre de postes vacants (graphique 9).
Les politiques d’immigration restrictives, les choix en matière d’éducation et le vieillissement de la population ne feront que rendre l’expansion du secteur manufacturier encore plus difficile au cours des prochaines années. Les travailleurs du secteur manufacturier ont tendance à avoir quelques années de plus que le travailleur moyen au sein de l’économie, et une plus grande proportion de ceux-ci ont maintenant plus de 55 ans (graphique 10). Ils occupent aussi parfois des postes physiquement exigeants qui leur font prendre leur retraite plus tôt.
Un manque de main-d’œuvre disponible constituera alors un obstacle important à la relocalisation des activités manufacturières. Pour que les États-Unis parviennent à équilibrer leur commerce de biens, ils auront besoin de 3,3 millions de nouveaux travailleurs pour combler la croissance de la production intérieure nécessaire, ce qui équivaut à près de 2 % de la population active actuelle (graphique 11). De toute évidence, cela est impossible et ne se produira pas, mais ce calcul comprend d’importantes hausses dans les secteurs à faible productivité, qui ne devraient pas être la principale cible des ambitions manufacturières des États-Unis.
Toutefois, même en rééquilibrant seulement le commerce dans les secteurs de l’automobile, de la métallurgie et de l’électronique (les secteurs où les États-Unis ont perdu le plus de terrain au cours des dernières décennies et où des tarifs douaniers sectoriels ont été mis en œuvre ou menacent de l’être) l’économie aurait besoin de 1,8 million de travailleurs supplémentaires, soit environ 1,1 % de la main-d’œuvre actuelle. Ce serait déjà difficile d’atteindre cet objectif, compte tenu du fait que le marché du travail est déjà en situation de plein emploi, ou du moins qu’il en est proche.
De plus, dans le secteur de l’électronique, il ne s’agit pas seulement du nombre de travailleurs disponibles, mais aussi de leur formation et de leurs compétences. Un chef de la direction d’une société importante de ce secteur a souligné que l’avantage actuel de la Chine en électronique ne se limite pas aux salaires, mais qu’il est aussi le fruit de la formation professionnelle et des compétences de ses travailleurs, car le système d’éducation américain privilégie davantage les compétences de conception et de services numériques que celles d’ingénierie en outillage. Il y aura beaucoup de chemin à faire pour former un nombre suffisant d’Américains ou faire venir des immigrants possédant ces compétences, sans parler du réseau d’installations nécessaires pour reproduire ce qui est actuellement en place en Asie.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y aurait pas de raisons d’adopter des politiques protectionnistes limitées à une liste restreinte de partenaires commerciaux. Les États-Unis pourraient vouloir promouvoir leurs secteurs des semi-conducteurs ou du matériel de défense pour des raisons qui ne sont pas de nature économique, et certains font valoir que le commerce a été faussé dans certains cas par des subventions gouvernementales au sein de pays n’ayant pas une économie de marché. Mais ceux qui regrettent le bon vieux temps où les villes industrielles se portaient mieux doivent se rappeler que les revenus réels aux États-Unis ont augmenté depuis, et les travailleurs ont trouvé d’autres emplois pour se retrouver aujourd’hui dans un marché du travail où les emplois manufacturiers ne procurent plus un salaire supérieur à la moyenne.
Les tarifs douaniers pourraient ne pas réussir à rapatrier les emplois manufacturiers pour une foule de raisons, notamment l’offre limitée de main-d’œuvre pour les usines américaines, les représailles tarifaires des marchés d’exportation des États-Unis et l’incidence des tarifs douaniers sur les biens intermédiaires sur la compétitivité des usines américaines en matière de coûts. Mais, même si les tarifs douaniers fonctionnaient sans pour autant réduire le niveau de vie en raison de la hausse des prix des importations ou des substituts nationaux, l’objectif en soi pourrait ne pas représenter la victoire que beaucoup s’imaginent.
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